Pierre
Vlasto ne fût pas un écrivain au véritable sens
du mot, quoique Louis Roussel qui écrivit la préface de ce
livre nous dise dans ses premières lignes :
"C'est
un honneur pour moi et une joie, que de présenter au public français
l'uvre d'un écrivain grec qui honore la littérature de son
pays."
ll écrivait ses livres pendant ses vacances, ne croyant vraiment pas
que la littérature pût suffire à combler son existence.
Sa forte personnalité se remarque dans toutes ses Ïuvres que ce
soient des récits de voyage, des poésies ou bien même
sa Grammaire de la Démotique.
Il avait suivi les traces de son père Théodore Vlasto dans le
commerce et après ses études à Athènes il partit
aux Indes en 1901 et y travailla jusqu'en 1919. Il rentra en Angleterre,
à Liverpool et y continua de travailler dans la même maison
de commerce. Il était partisan de la langue grecque vivante, (le
grec vulgaire) et combattit pour son triomphe définitif.
"A l'ombre du figuier" est un recueil de sept contes qui nous transportent dans le temps. Classés par ordre chronologique ils forment une "petite" légende des siècles grecque. Le sujet et le décor sont soignés et chacun d'entre eux nous décrit une civilisation entière : époque mythique : "Pandore", guerre
du Péloponnèse : "La statuette d'Athèna",
moyen-âge franc en Grèce : "Le Lutin", Byzance
: "Skléréna" et la Renaissance grecque : "Argyro".
Son introduction nous explique le pourquoi du figuier et je laisse aux lecteurs
le plaisir de la découvrir.
"Dans
notre vieux jardin, à la campagne, s'étendait un large figuier.
Bien des gens le disaient enchanté. Et comme j'étais tout
enfant à cette époque, je descendais souvent, à minuit,
dans le jardin, avec l'espoir d'apercevoir la fée du figuier. Mais
je n'entendais que le chuchotement rieur des feuilles dans le rêve
de la paix estibvale et je ne distinguais que les rameaux argentés
arrondissant leurs lignes onduleuses au clair de lune.
Pourtant,
une nuit il m'arriva de m'endromir à l'ombre du figuier. Et j'eus
un songe.. je vis une pâle jeune femme vêtue de lune, avec
les cheveux de moire verte, descendre par un lent glissement le long des
branches frissonnantes, et me parler d'une voix fraîche comme le
babil d'une eau qui coule, le soir, en chantant dans la solitude. Et la
fée me parlait des hommes d'autrefois qu'elle avait aimés
et pleurés, des beautés, des passions et des larmes ensevelies dans
le souvenir du temps.
Elle
était si pâleettant d'étoiles d'azur blond voguaient
dans le ciel de ses yeux que j'étendis les mains pour la saisir.
Mais je me réveillai et je ne la vis plus. Et je ne la reverrai
plus jamais, car on a coupé l'arbre enchanté et je ne puis
plus me rendormir à l'ombre du figuier.
Des
contes qu'elle m'a dits je me rappelle encore quelques-uns. Les amis du
passé merveilleux les trouveront transcrits dans ce livre."
De
ces cinq contes, le dernier, "Argyro" attira davantage mon
attention. D'une part parce que ce nom d' Argyro est celui de mon aïeule,
Argyro
Zygomalas et d'autre part parce qu'il nous transporte dans ces mois
et semaines que furent ce que le monde entier connaît : "Les
Massacres de Chio"
Mes
recherches, mon voyage à Chios et tout ce que j'avais découvert
en compagnie de mon "cousin", la poursuite de nos investigations sur ces
familles qui étaient les nôtres, nous ont ouvert davantage
les yeux, parce que nous pouvions imaginer ce que fût leur vie à
ce moment et que nous réalisions à quel point ils avaient
dû souffrir de voir les leurs tués, pendus, les femmes violées
et leurs maisons pillées. Certes les historiens nous avaient donné
l'histoire de la "catastrophe", mais ce conte ajoutait quelque chose de
vécu et me parlait davantage.
C'est
à travers son grand-père que Pierre Vlasto nous raconte cette
histoire. Revenu à Chios après les massacres il termine sa
vie dans sa maison retrouvée et se souvient avec émotion
des jours de ce mois d'avril 1822.
"Je
touche à mes quatre-vingt dix ans...Ma ferme est au seuil de la
Plaine. Il est rare que je descende à la ville, parce que j'y ai
peu d'affaires et qu'il ne me reste plus un seul de mes vieux amis...Je
suis un Chiote de l'ancien temps, un homme d'autrefois."
Je
peux imaginer aisément la Plaine... La Plaine, c'est le Kampos,
cet endroit de rêve rempli d'orangers, de citronniers et de fleurs,
construit de maisons superbes, dans lesquelles les familles de Chios allaient
passer l'été pour fuir la ville, trop chaude. Il y reçoit
ses petits-enfants au moment des vacances et passe avec eux d'inoubliables
moments. Sa description de l'endroit est le reflet de ce que nous avons
vu à Chios, dans le Kampos.
"...Bien
des fois j'ai songé tandis que nous sommes l'après-midi sous
la tonnelle avec les enfants et que nous entendons le gargouillis de l'eau
qui coule de la notria dans le bassin vêtu de lierre, bien des fois
j'ai songé qu'ils ne se doutent pas, les chers petits, de l'amour
que j'ai pour eux."
Tout
est là, la noria, le bassin, la tonnelle,
images fortes qui me restent en mémoire.
Conscient
des changements intervenus après ce moment historique, il fait toute
la différence entre la société ancienne et celle qui
vit maintenant à Chios. En son cÏur, il est toujours un homme du
passé et s'inquiète du fait que ses petits-enfants oublieront
cette vie, "d'avant".
Il
campe alors ses personnages, Alexis et Argyro. Alexis, son ami de jeunesse
qu'il admire et envie un peu d'avoir choisi de lutter pour l'indépendance
de son pays et d'avoir donné sa vie pour lui. Argyro qui fut son
amour d'adolescence et qu'il perdit dans le chaos des jours des "Massacres".
Ne voulant pas trop philosopher sur le temps passé et qui passe
encore, quoique partagé entre le fait qu'il aime sa patrie et qu'il
déplore d'être un "raïa", un homme du passé. Il
a envie et besoin de raconter "son histoire" à Stratis, Loucas et
Argyro ses petits-enfants, dont la dernière, porte le même
nom que la jeune fille qu'il a tant aimée.
"...Quelquefois
les enfants me demandaient de leur dire, moi aussi, mon histoire... je
leur racontais la dévastation, les massacres, la dispersion qui
ont ruiné Chio, la seconde année de l'insurrection.Les deux
garçonnets, Stratis et Loucas, assis, les jambes croisées
sur le tapis de laine rouge, étaient sans mot dire. Argyro se blotissait
dans mes bras, comme une palombe dans son nid, et bouclait distraitement
sur se doigts mignons ses cheveux châtains. Mais quand elle sentait
ma voix s'étrangler dans les larmes, à l'horreur de mes souvenirs,
elle tournait la tête, se soulevait un peu et me baisait la joue
en disant :"Pauvre bon papa!". Ah! cette petite Argyro, c'est mon amour
et mon tourment, c'est toute ma bie engloutie qui ressurgit miraculeusement
de l'abîme. Car elle a les traits, le nom, les yeux, les gestes,
la voix de l'autre Argyro - celle que j'ai aimée, celle qui n'est
plus, celle que je pleure encore après tant d'années."
Il
n'a jamais auparavant raconté l'histoire d'Argyro, la morte. Mais
voulant la sauver de l'oubli il se décide à l'écrire
enfin. Et commençant par le rappel de l'été qu'il
ne peut oublier et où son amitié avec Alexis devient une
amitié d'homme, il laisse apparaître la volonté de
ceux qui Ïuvrent pour l'indépendance grecque. Il le décrit
comme "impétueux et grave et montrant un caractère
viril". Tous les deux se promènent et finissent par s'asseoir
sous un pin solitaire.
"...nous
nous asseyions sous son ombre et j'écoutais Alexis m'exposer ses
rêves superbes ou me lire Homère et Hérodote. Il marquait
une prédilection pour les vers qui disent la mort d'Hector et l'émoi
d'Achille devant la destinée qui l'attend. Que de fois il m'a relu
la bataille de Mycale ! Cette antique victoire l'emplissait d'un intarrissable
enthousiasme. Il se dressait pour me montrer au loin les monts d'Ionie
qui avaient vu les Asiatiques fuir devant les javelots grecs.
-
Il nous faut, à nous aussi, des victoires pareilles. Lambros Katsonis
nous en a montré le chemin.
Puis
il me parlait de désir de la liberté, du relèvement
de la Grèce. Il voyait rebâtir des Athènes fleuries
de marbres, des Byzances émaillées de coupoles, de doctes
Alexandries. Mais il voyait autre chose encore; il me faisait envisager
un Hellénisme affranchi non seulement du joug et du carcan des barbares,
mais aussi de s propre pusillanimité. Il le voulait oublieux de
ses gloires passées et capable de s'en créer de nouvelles.
Et il s'écriait avec force :
-
O ma patrie, tu fus jadis habitée par des dieux, maintenant n'as-tu
pas même des hommes? Pourquoi ne nous réveilles-tu pas de
notre léthargie ou pouquoi ne nous laisses-tu pas mourir, si tu
es morte, toi?"
Le
narrateur se voit alors partagé entre les élans suscités
par son ami et son amour naissant pour Argyro.
"Elle
était plus agée que moi et je crois même un peu plus
qu'Alexis. Mais dans nos premières amours nous nous adressons d'ordinaire
à plus grand que nous. Et puis Argyro avait tant de légèreté
enfantine, tant d'allègre vivacité, tant de charme mystérieux
que je voyais en elle plutôt une fée de légende qu'une
simple mortelle. Elle avait la grâce aérienne de la colline
qui rit au ciel, insoucieuse. Ma plume ne saurait dépeindre aujourd'hui
sa beauté. Elle était de ses jeunes filles qui ne doivent
leur séduction ni à l'impeccable modelé des lignes,
ni à la majesté d'un galbe princier, ni à la mièvrerie
d'une joliesse idyllique. Sa physionomie ne ressuscitait aucun type réputé
et gardait une originalité indépendante de toute esthétique
conventionnelle. Et si, en cet instant, je la retrouvais tout d'un coup
devant moi, je la reconnaîtrais moins aux traits de son visage qu'à
l'expression de son regard. Car dans ses yeux chatoyait une lumière
étrangement limpide et rayonnante, que je n'ai plus jamais revue."
Son
ami Alexis connaissait son amour pour Argyro mais ne lui en parlait pas.
Ses propres rêves ne visaient pas à conquérir le cÏur
des femmes, quoiqu'une petite phrase nous indique que peut-être,
Alexis lui-même était amoureux d'Argyro...
Après
avoir campé ses personnages, le narrateur nous transporte au cÏur
du sujet en nous précisant qu'il laisse aux historiens l'explication
du "grand désastre", ne désirant lui-même ne donner
que sa propre histoire.
"Néanmoins
il est nécessaire que je donne quelques indications sur ma famille.
Mon père était commerçant en soieries et prêtait
aux armateurs. J'avais deux frères. L'aîné, Loukas,
fut emmené comme esclave à Konieh où on le fit musulman.
Quand la tourmente de l'Insurrection fut calmée, il vint nous voir
à Chio. Je l'exhortai à abjurer l'Islam, je lui proposai
de l'accompagner à Syra, où on lui redonnerait le baptême.
Mais il refusa: il avait femme et enfants à Konieh; que deviendraient-ils
sans lui? Le second, Mikès, disparut dans la catastrophe et nous
n'en avons plus jamais ouï parler. Je n'avais point de sÏur, ce qui,
chose étrange faisait le désespoir de ma mère. Avec
nous vivait mon aïeule, dame Katerno, et une de ses sÏurs, bonne vieille
dont j'ai oublié le nom.
Nous
avions deux maisons; l'une, à la ville, dans le quartier riche,
l'autre à la Plaine, - la ferme que j'habite encore aujourd'hui.
A l'époque où commencèrent les troubles, nous demeurions
à la ville, le printemps n'étant pas encore passé.
Il y avait alors à Hydra Néophytos Bambas, "homme de lettres",
qui engagea les Hydrospetsiotes à soulever Chio. La flotte insulaire
vint mouiller au commencement de mai, dans la Fontaine du Pacha, sousz
Daskalopetra. Mais les démogérontes avisèrent les
délégués que les habitants de Chio n'avaient pas l'intention
de prendre les armes :ils jouissaient de certains privilèges qui
les mettaient à l'avri des vexations du Turc. Ils leur envoyèrent
cependant - avec l'autorisation du Pacha - cinq bÏufs pour les ravitailler
et, au bout d'une semaine, les insurgés mirent à la voile
et prirent le large. Alexis partit avec eux...Il eut comme un sourire de
pitié pour moi; la veilleuse s'éteignit et je ne le revis
plus.
Cependant
les Turcs commencèrent à soupçonner les chrétiens
et enfermèrent dans la citadelle quelques-uns des notables, pour
les avoir comme otages. Bientôt Elez-Oglous arriva avec deux mille
hommes et mit le Conseil des démogérontes en demeure de lui
payer ses frais de troupes. Pour trouver l'argent nécessaire, les
démogérontes doublèrent les taxes; et comme le commerce
s'en trouvait paralysé, il y avait à craindre un soulèvement
des villages du Nord qui étaient plus pauvres. Les gros bonnets
s'entendirent et on envoya mon père avec le vieux Pittis pour rétablir
le calme dans les villages.
Je
me souviens que nous sellâmes le mulet de monn père et que
nous remplîmes son bissac de tout le nécessaire. Son absence
dura assez longtemps. Le jour où il rentra de sa tournée,
notre voisin Mylos se trouvait justement à la fenêtre. En
apercevant mon père, il se pencha pour lui demander des nouvelles
et ils se mirent à causer. J'étais en train d'allumer la
chibouque de mon père, quand j'entends soudain un coup de feu. Je
me tourne et je vois le vieux Mylos se pencher de plus en plus à
sa fenêtre, la tête molle et pendante. De son front troué,
des gouttes de sang tombaient sur le pavé de la rue. Il venait d'être
frappé d'une balle turque, partie du côté de Kalophyti.
Ce
fut le premier chrétien que les Turcs tuèrent à Chio.
Ils en tuèrent bien d'autres. Un jour que nous jouions avec mes
frères dans une impasse retirée de l'esplanade nous vîmes
détaler un chien qui emportait dans sa gueule une jambe humaine
encore entourée d'une jarretière bleue. Les passants poursuivirent
le chien, lui arrachèrent cette jambe qu'on enterra ici près,
dans le cimetière de Saint-Sidère.
L'été,
puis l'hiver passèrent au milieu des alertes, des menaces, des émotions
continuelles. Tout à coup, vers la fin de mars, le Logothète
de Samos débarque dans la Grande Rade avec une troupe importante
et refoule la garde turque jusque dans la ville. Les turcs se retranchent
dans la Citadelle et ouvrent la canonnade du haut d'un bastion.
Les
Samiotes entrent dans la ville, incendient la douane et les bateaux qui
mouillaient dans le port, - aussi bien ceux des Grecs que ceux des Infidèles,
- saccagent les magasins et dressent quelques petites batteries pour bombarder
la Citadelle. Je me rappelle qu'ils vinrent dans notre maison, construisirent
des épaulements sur la terrasse avec de grosses dalles et menèrent
un feu serré. Les Turcs ripostaient et une de leurs bombes vint
éclater dans notre cour.
Mon
père, voyant la situation critique, résolut notre départ.
Il fit dire à notre fermier de la campagne de descendre les mulets
à la ville. Ils furent là de bon matin, - sans grelots pour
ne pas donner l'éveil, - on les chargea des objets précieux
susceptibles d'être transportés, on fit monter les femmes
et les enfants et nous partîmes pour la Plaine. Il bruinait et les
pavés des ruelles luisaient. Par instants, les fers des mulets glissaient,
et le choc des sabots résonnait plus bruyant. Nul n'ouvrait la bouche,
nous regardions anxieusement, épiant l'irruption de l'assassin armé
de son cangiar.
La
bruine tourna en averse. Dans l'obscurité cendrée qui noyait
les rues, nous pûmes sortir de la ville sans être arrêtés
ni inquiétés.
A
la campagne nous retrouvâmes la tranquillité.
On
pouvait croire que j'avais complètement oublié Argyro. La
vérité est que, comme un enfant que j'étais encore,
je me trouvais désemparé et étourdi au choc des récentes
émotions qui m'aggripaient et me roulaient dans leur tourbillon
vertigineux. Ces alarmes multipliées qui fondaient sur nous me menaçaient
si profondément que, peu à peu, le souvenir de mon amour
s'estompait dans la pénombre de ma conscience engourdie. Il faut
dire aussi que la famille d'Argyro s'était retirée à
la campagne avant nous et que leur propriété se trouvait
à une assez grande distance de notre ferme. Ainsi nous ne nous rencontrions
plus, n'osant guère nous hasarder hors de nos demeures.
J'avais
pourtant résolu d'aller la voir secrètement; mais il arriva
que ma décision fut trop tardive. Je devais m'esquiver à
la brune. Justement ce jour-là, vers midi, mon père qui était
sur la terrasse, nous crie qu'il aperçoit des navires du côté
des Eginuses. Nous montons tous pour regarder. Après les avoir inspectés
avec sa lunette, mon père nous dit :
-
Pour moi, ce sont des vaisseaux turcs. Il sont bien grands pour être
grecs. Vite, allons-nous-en d'ici.
Nouvelle
fuite. On équipa encore une fois les mulets. Ma mère cousait
dans les doublures de nos vêtements tous les sequins que nous avions.
Et nous nous apprêtâmes à enfourcher nos montures. Mais
mon aïeule et sa vieille sÏur, malgré nos supplications, refusèrent
de nous accompagner.
-
Nous sommes vieilles, disaient-elles; à quoi bon vous embarrasser?
De toute manière nos jours sont comptés.
Elles
restèrent. La maison fut incendiée par les Turcs; et lorsque,
quelques années plus tard, on creusa les fondations pour la rebâtir,
nous trouvâmes les squelettes des malheureuses à l'endroit
où est aujourd'hui la fontaine. Elles avaient dû être
brûlées vives.
Tsanis
le fermier, nous mena dans son village, à Tholo-Potami, et nous
logea dans sa famille. Ce village à l'extrême limite du canton
de la Plaine, se dresse sur le flanc de la montagne. A cette époque,
il avait la forme d'une forteresse carrée; tous les murs extérieurs
des maisons qui composaient la périphérie étaient
cimentés les uns aux autres, sans portes ni fenêtres. Quelques
échauguettes seulement et, çà et là, une lucarne.
Le village n'avait que deux entrées, fermées la nuit à
double verrous. Trois jours plus tard, les turcs étaient là,
dont un grand nombre d'Arabes Egyptiens. Avant de nous atteindre, ils avaient
dévasté la Plaine sur leur passage, égorgé
des troupeaux de chrétiens, et les fermes brûlaient comme
de grands fourneaux. Nous avions tout au plus cinq à six fusils
dans le village. Nous essayons d'augmenter notre pauvre provision de poudre
en y mêlant du charbon pilé. Nous fondîmes des cuillères
d'étain pour faire des balles. Quelques hommes - j'en étais
- occupèrent les moulins hors du village et tentèrent d'arrêter
l'ennemi. Mais quoi ! es sauvages nous assaillirent, nous délogèrent
successivement de chaque moulin, nous refoulèrent dans le village,
enfoncèrent les portes à coups de haches et se ruèrent
au carnage. Une balle m'atteignit au jarret. J'en porte encore la cicatrice.
Je
rentrai clopin-clopant chez les miens, dans la maison de Tzanis, qui faisait
angle à la pointe la plus élevée du village. En haut
la terrasse donnait sur la montagne. C'est de là que nous descendîmes,
en nous suspendant à nos ceintures. Les Trucs ne s'avisèrent
pas d'abord de notre évasion; et aussitôt réunis en
bas, nous filâmes tous vers les hauteurs. Mais bientôt ils
tirèrent sur nous de la terrasse, sans nous atteindre toutefois,
car nous avions pris de la distance.
Nous
nous acheminons vers le monastère de la Transfiguration, qui était
à côté de Pyrghi, dans le canton de Mastikho. Mais
le couvent débordait de gens qui s'y étaient réfugiés
pour se soustraire au poignard ou à la potence. Une troupe de femmes
et d'enfants assiégeaient les portes qui restaient impitoyablement
closes. Un moine parut un instant à une fenêtre grillée
et nous dit de partir, qu'il n'y avait plus de place. l leva les bras au
ciel et disparut à l'intérieur en chantant des prières
d'une voix étranglée.
Nous
repartîmes harassés. Nous rodâmes toute la nuit comme
des ombres, dans des sentiers pierreux et d'affreux casse-cous, mus par
un désespoir machinal et presque indifférent. Nous marchions
automatiquement, dans une hébétude d'hypnose; on bronchait,
on tombait, on se relevait sans une plainte, sans une imprécation
Parfois l'on entendait un cri strident qui trouait les ténèbres,
ou l'explosion d'un sanglot, ou des vociférations prolongeant jusqu'à
nous leur invisible menace. Dans un ravin, comme du fond d'une tome, une
voix de fillette se désolait :
-
Mère, petite mère, pourquoi ne m'entends-tu pas, pourquoi
ne m'entends-tu pas ?
Nul
d'entre nous n'alla chercher l'orpheline. A l'aube, nous nous trouvâmes
dans une petite forêt de lentisques. Nous restâmes là
deux jours, cachés, terrés dans les broussailles. La soif
nous en chassa. nous fîmes route du côté de la mer,
dans l'espoir d'apercevoir quelque bateau et de nous sauver de l'île.
Mais Nous ne vîmes que le scintillement des flots bleus sur l'étendue
déserte. Une enfant dormait, allongé sur le sable. Ma mère
ne voulait pas qu'on le réveillât. "Qui sait, dit-elle, quels
chagrins sommeillent à présent dans son cÏur !" Mais nos
voix l'effarèrent et, en voyant notre groupe, il se mit à
courir. Au bout de quelques pas, ses jambes ne le soutenaient plus et il
roula par terre, se cachant les yeux dans sas mains. Nous lui donnâmes
à manger du dernier pain qui nous restait. Il dévorait les
bouchées, comme s'il ne pouvait croire qu'on le laissât vraiment
achever son morceau. Il finit par se rassurer et nous le prîmes avec
nous. Mais il se refusa à parler et se borna à nous dire
son nom. On l'appelait Dracos.
Nous
traînions le long du rivage; enfin près de Phana, Dracos nous
signala une grotte où nous nous retirâmes. Nous étions
une dizaine. On se coucha sans souper cette nuit-là. Nous ne trouvâmes
pas même des caroubes dans les alentours. Au matin mon père
partit pour Phana à la recherche de provisions. Dracos qui connaissait
le pays s'en fut puiser de l'eau à une source voisine. Ils tardaient
à revenir et nous commencions à être inquiets, quand
tout à coup parut une bande d'Arabes entraînant Dracos. Ils
l'avaient surpris à la fontaine et l'avaient forcé à
révéler notre retraite. Ils nous firent évacuer la
grotte et nous poussèrent devant comme un bétail, dans la
direction de Pyrghi. En traversant la forêt de lentisques, je me
glissai à plat ventre dans un massif très épais. Les
Arabes passèrent sans me voir; et lorsque je compris au bruit assourdi
du piétinement, qu'ils étaient suffisamment éloignés,
je me relevai et je partis au galop vers la grotte où j'espérais
retrouver mon père.
Je
l'y trouvai en effet, étendu sur le dos. C'était à
la tombée du jour et je distinguais mal. Je lui criai de se lever,
il ne bougea pas. En le touchant, je reconnus qu'on l'avait assassiné.
Et je pleurai. Cependant il me fallait partir, rejoindre ma mère.
Je m'agenouillai pour baiser la main de mon père et, en tâtonnant
je touchai sa ceinture, où il tenait l'argent. Je m'efforçai
de la détacher; mais le corps était lourd et moi très
affaibli et je ne pouvais le retourner. Je m'éloignai dans l'intention
de rattraper les autres. Pourtant, au bout de quelques pas, je rebroussai
vers la grotte. Je ne pouvais me faire à l'idée que mon père
eût cessé de vivre. Mais son immobilité dans l'ombre
m'effraya. Il me semblait qu'il n'était plus le même. Et je
repartis.
Je
grimpai sur une hauteur et j'aperçus de loin, dans le demi-jour
du crépuscule, un groupe d'hommes. Je courus de leur côté.
Ils tirèrent sur moi; sans m'inquiéter des balles, je courais
toujours, fiévreusement. J'aurais voulu mourir; mon heure paraît-il
n'était pas encore sonnée. C'était bien notre compagnie.
Ces chiens d'Arabes se partageaient l'argent qu'ils nous avaient pillé.
Je rejoignais mon frère Loukas et lui appris l'assassinat de notre
père. Il fit de grands éclats de douleur et annonça
à notre mère la lugubre nouvelle. Les Turcs, s'imaginant
que j'apportais des informations, entrèrent en fureur, et l'un d'eux
empoigna son yatagan pour m'égorger; un autre, plus prompt, me sauva
en m'envoyant rouler par terre d'un formidable coup de pied. Le jour suivant
ils nous menèrent à la ville. De tous côtés
nous voyions des Chrétiens pendus ou gisant, mutilés sur
le sol. Je vis sur un colombier, un papas crucifié, tout nu. Ses
longs cheveux étaient noirs de sang caillé et un corbeau
lui becquetait les yeux, en battant des ailes. Dans la Plaine, les incendies
faisaient rage, des tourbillons de fumée obscurcissaient le ciel.
En
arrivant à la ville, on nous fourra dans une maison du Quartier
Franc. Dans la confusion et le trouble, nous perdîmes la moitié
des nôtres - et parmi eux mon frère Mikès et la servante.
Il fut impossible de les retrouver. On ne nous laissait pas sortir une
minute. Nous étions une cinquantaine dans la chambre où on
nous avait entassés, et si à l'étroit que le plus
grand nombre était obligé de rester debout. Nous nous relayions
d'heure en heure. Nous séjournâmes une semaine dans ce taudis
et quelques-uns moururent de suffocation. Alors on nous accorda un peu
de pitié on nous permit de descendre respirer dans la cour par petits
groupes. Un jour que je jouais à la poursuite avec un jeune camarade,
j'escaladai le mur bas qui nos séparait de la rue. Voyant que personne
ne m'observait, je sautai dans la rue déserte. Tandis que j'hésitais
sur le chemin à prendre, un Turc vient à passer et m'appréhende.
je me mis à crier; mais il me bâillonna avec sa ceinture et
m'entraîna de force.
Il
me conduisit dans un café turc, situé sur la Colline. Là
il s'aboucha avec un autre Turc de la flotte qui était en train
de se raser. Je ne connaissais pas leur langue, mais à leurs gestes
à la chaleur de la discussion, je compris qu'ils traitaient un marché.
Quand le Turc de la Flotte eut fini de se raser, il se leva, paya à
l'autre quelques paras et m'emmena avec lui à la Haute-Plage où
mouillait la Grande Flotte. Il crie : "Yala!"; du bateau on lui répond
; "Riala!" peu après, un canot vient nous prendre et nous mène
vers un trois-ponts. On en débarqua quelques autres jeunes gens
sur notre canot, qui repartit et nous déposa sur un voilier proche.
Là on nous jeta dans la cale, où s'empilaient une centaine
de femmes et d'enfants. On nous donna à chacun une poignée
de biscuits."
L'histoire
de l'Indépendance de la Grèce est le sujet de beaucoup de
livres d'histoire, et ce que l'on a appelé : "Les
Massacres de Chio" prend une large part dans les paragraphes
s'y rapportant. Mais nulle part l'on peut "vivre" tous ces jours, avec
tous les détails que nous donne Pierre Vlasto. Il est assez certain
que son Grand-Père les lui raconta. Le conte ne se termine pas ici,
mais continue à Constantinople après avoir retrouvé
Argyro dans le bateau, puis l'avoir de nouveau perdue et retrouvée
enfermée et soumise à un Aga turc, il finit par rentrer dans
sa chambre et la trouver affolée et en larmes. Elle lui explique
qu'elle ne veut pas se soumettre et lui demande de la tuer. Des pas se
font entendre derrière la porte. Se cachant il réussit à
prendre le yatagan de l'homme et le tue. Mais Argyro est enchaînée
et il ne peut la délivrer.
"...et
maintenant, ajouta-t-elle, c'est toi qui doit me tuer.
Et
elle me caressait les joues tendrement.
-
Toi, oui, toi. Sois impitoyable; ou plutôt , aie pitié de
moi. Je resterai tienne ainsi, toujours. Et fais vite, avant qu'on vienne
et qu'on te trouve là. Il y a du monde dans la maison. Au nom de
notre amour, Léonis, je t'en conjure, sauve-moi. Je n'ai pas d'autre
salut que la mort !
Et
moi, je couvrais ses mains de baisers et je plongeais mes yeux au fond
de ses yeux, la tête bourdonnante, l'esprit perdu. La laisser et
fuir, c'était lâche. L'emmener avec moi, c'était impossible.
La tuer, tout mon sang se glaçait à cette idée. Demeurer,
c'était nous vouer tous les deux aux plus affreux supplices.
Je
restai avec elle jusqu'à l'aube et, à l'aube, je la tuai..."
Léonis
s'enfuit et sur la plage de Marmara se jette à l'eau et monte à
bord d'un bateau grec qui passait à quelque distance de la côte.
Il gagne Malte, y rencontre des gens de Chio et une famille alliée
à la sienne. Il eût la vélléité de partir
rejoindre Alexis mais trop marqué par ce qu'il venait de vivre y
renonça, avec au cÏur cette triste pensée :
"Et
puis enfin, jétais pareil aux Grecs de mon époque; nous savions
nous battre contre l'ennemi que lorsque ses coups nous frappaient directement
nous-mêmes, ou quand nous entrevoyions quelque espoir de profit personnel.
Le sacrifice en vue du bien commun, la conscience de la nationalité
hellénique, la foi dans la discipline, - c'étaient là
des conceptions encore inconnues, des vertus encore embryonnaires. Un très
petit nombre, une élite seulement, avait réellement compris
l'idée et les devoirs de l'Hellénisme à fonder. Mais
qui les écoutait ?
De
cette élite de héros, Alexis en fut. J'appris qu'il était
mort en combattant sous les murs de Missolonghi."
Malgré
la langue surannée, et parfois grandiloquente - mais qui s'accorde
parfaitement avec le récit - l'on ne peut rester insensible à
la description tellement minutieuse des jours qui ont fait les "Massacres".
En outre, il est chargé d'un symbolisme réel :"l'amour supérieur aux vaines patries"
Le lecteur de ces lignes pourra peut-être penser que c'est là
littérature banale, mais pour moi, qui peut imaginer les miens
aux mêmes moments, pour avoir marché dans leurs traces, cela
deviendra un souvenir dramatique et cruel mais un de mes souvenirs.
Création : 2000-09 Mises à jour : 2004-09-22 2010-10-31 2019-10-21
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