SUFFREN - 2è partie
Une journée de pêche


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En guise d'entrée en matière, cette petite photo sans grand intérêt pourrait vous laisser indifférent. Mais lorsque je vous aurais dit qu'elle fut prise du bateau d'Yvette un jour de pêche, vous comprendrez aisément qu'elle "nous parle" beaucoup.

Il se passait bien des choses à Suffren !!!. Et si je vous ai raconté déjà quelques petites histoires, il me faut maintenant - je ne peux absolument pas passer cela sous silence !!! - vous parler de la pêche. La pêche a tenu dans ma vie une énorme place. Il faut dire que dès mon plus jeune âge, mes cousins avaient un bon petit bateau , le "Popeye", et ils partaient de bonne heure le matin pour faire récolte de rasoirs, de bonites, de sars, de pageots, de pagres, de mérous et autres habitants des trous cachés dans le fond de notre bord de mer... J'étais trop petite pour partir avec eux, mais j'étais très très contente si je pouvais porter un panier, une rame, enfin participer un tout petit peu à leur départ. Et lorsque je les voyais s'éloigner je rêvais du jour où j'irai avec eux, une palangrotte dans la main pour remonter mon premier poisson...Tout arrive, même ce jour-là. Bien sûr tout n'était pas parfait. Je me faisais beaucoup réprimander, mais j'ai persisté et finalement je suis devenue un bon pêcheur. Il fallait de la patience, de l'endurance, ne pas avoir le mal de mer ou ne pas le montrer, et résister au soleil, à la chaleur et quelques fois au retour sans un seul poisson...

Et puis, et puis, les cousins se sont dispersés, les évènements d'Algérie nous ont séparés... et je me suis mariée, et j'ai eu des enfants, et et et... J'avais toujours envie de pêcher. C'est là qu'intervient mon amie Yvette. Yvette s'était mariée presque en même temps que moi, et son mari avait acheté une jolie petite maison au bord de la falaise de Suffren, tout en bas de la longue descente vers la mer, à droite dans le chemin qui menait à l'ancien garage du "Popeye". Yvette était très gâtée... Jean lui avait offert un bateau, un moteur, il ne restait plus qu'à partir à la pêche. Ce que nous faisions dès que le temps le permettait ou simplement dès que nous en avions envie. A condition bien sur que la mer le permette, car il fallait toujours craindre la "baffagne", ce terrible coup de vent d'Ouest qui venait tout balayer d'un seul coup. Le soir, quand nous devisions sur sa terrasse, en regardant l'horizon, la "Bordelaise" gros rocher juste devant nous à environ 3 miles au large, "Sandja" devant Jean-Bart et l'état du ciel, et l'état de la mer, nous décidions ou pas de partir, très tôt, le lendemain matin.

Très tôt, c'était avant que le soleil ne se lève... Mais rien ne nous retenait. J'arrivais, quelques fois en escaladant le mur de la villa parce que la porte était encore fermée; nous prenions un bon café, et on armait le bateau. Mohamed était là pour nous aider à descendre le matériel, nous faisions le point de tout ce que nous emportions, y compris des sandwiches, de l'eau, et même de l'anisette pour l'apéritif, les amorces (des kilos de bonnes crevettes roses!!!) le broumitche, mélange de vieilles sardines, de vieux fromages bien malaxés, dans son filet, qui répandait une odeur fétide mais utile pour appâter nos futures proies. L'aube commençait à peine, une faible lueur s'étendait lentement sur la surface huilée d'une mer totalement calme, et le silence régnait.

Nous ne parlions pas du tout, nous étions trop affairées. Il fallait arranger soigneusement notre matériel. De temps en temps, l'une ou l'autre scrutait l'horizon pour voir si le temps se maintiendrait et enfin, Mohamed nous poussait vers le large pendant que nous mettions le moteur en marche. Ce qui nous demandait parfois de la patience, chacun sait que ce genre de petit moteur veut ou ne veut pas partir. Enfin, le moteur avait "parlé". C'est tout dire. Son ronronnement commençait de nous bercer mais pas pour longtemps car sitôt les hauts fonds disparus, nous commencions à dérouler les lignes de traîne. A la pêche il faut utiliser tout son temps. Une fois l'emplacement déterminé, d'un commun accord, nous filions tout doucement vers lui, admirant enfin le soleil qui émergeait de l'horizon laissant sur la mer des flèches dorées qui attireraient peut-être les ombrines, les badèches ou même une liche, un denty...La ligne posée sur l'index, accoudée au bastingage, nous rêvions mais nous rêvions d'un œil seulement; car il fallait être vraiment très attentive à ce qui se passait trente ou quarante mêtres derrière le bateau au bout de cette ligne qui retenait la cuillère ou la plume, alléchante pour nos chers poissons. Brusquement en un éclair l'une de nous ferrait d'une secousse sèche et souriait en disant :"Je l'ai !!! A la maison maintenant". Et moteur coupé, ou ralenti, avec les gestes de tous les pêcheurs du monde nous remontions lentement et régulièrement la ligne devenue lourde et qui, selon la proie ferrée, s'agitait de tous côtés ou au contraire, ne bougeait pas d'un centimère, annonce d'une pièce surement plus grosse. Le salabre était alors sorti et, à deux, penchées sur l'eau qui s'éclairait nous manœuvrions lentement et calmement pour attirer le poisson dans les mailles du filet et pour le mettre à nos pieds. Nous le détachions soigneusement et le rangions dans le filet qui pendait hors de "La Mouette" dans l'eau fraîche.

Et c'était reparti, nous remettions le moteur en marche, avec chaque fois les mêmes inquiétudes sur son "répondant" mais nous repartions. La localisation de l'endroit de pêche était soumis à des régles impératives. Il nous fallait avoir au moins deux indices pour faire le point le plus exact possible. Ainsi, pour les rasoirs, il fallait mettre le sommet de l'araucaria de la villa Fleurieu au milieu des "tétons de la négresse"... Deux petites sommets pointus dans l'Atlas, déjà en Kabylie. Ne perdant alors aucune minute nous jettions l'ancre et laissions "La Mouette" prendre la cape... Nous nous installions, l'une à l'avant l'autre à l'arrière, nos sacs devant nous, des amorces à portée de main, et notre palangrotte soigneusement préparée, prête à être lancée. Un petit morceau de crevette sur chaque hameçon - deux ou trois en bas de ligne - un morceau plus gros sur l'hameçon de la brassolade qui tenait directement sur l'émerillon avant le bas de ligne, pour le "cochon" et venait alors le moment délicieux où la ligne se déroulait lentement pour atteindre le fond - de gravier ici - et nous relevions un peu de quelques centimètres pour laisser traîner les deux dernières brassolades. Les petits morceaux de crevettes faisait alors leur effet... Passés sous le nez des rasoirs, ils excitaient probablement leurs papilles et pof !!! un rasoir, deux rasoirs, et parfois même trois d'un seul coup...Ca gigotait, remuait mais ça remontait jusqu'à la surface laissant voir dans le bleu profond, leurs couleurs roses vertes et bleues, uniques ici en Méditerranée. Un rasoir n'est pas très gros. Mais il se démène comme un beau diable et il fallait les détacher à l'aide d'un chiffon - ils ont de petites dents acérées - pour pouvoir rapidement réamorcer et recommencer la cueillette...



Un joli rasoir dû à la courtoisie de Claude Sentenac que vous pouvez retrouver en cliquant sur son nom, dans un contexte et un site des plus sympathiques.


Le soleil était maintenant bien haut dans le ciel et nous ne faisions pas attention à l'heure qui tournait. Le filet se remplissait et nous ne nous lassions pas de remettre sans arrêt nos lignes à l'eau. Yvette était la spécialiste du "cochon" gros poisson, gris, sans attrait particulier et pas très bon s'il n'est accomodé avec beaucoup de tomates d'oignons, et thym, de fenouil et d'huile d'olive... Mais c'était une belle proie, qui pesait bien lourd à remonter et cela nous faisait toujours plaisir. C'était moins drôle lorsque nous ramenions une araignée, une vive, si vous préférez. Ces bestioles sont mauvaises, et peuvent vous piquer et faire très mal. Il fallait les assomer à coup de gourdin - accessoire toujours présent dans le bateau - .

Comme nous pêchions à la "rondsa" c'est à dire en dérivant lentement, laissant traîner l'ancre nous dérivions, et lorsque nous nous apercevions que nous étions trop près de la côte, nous "remontions". L'heure bénie du sandwich, des fruits arrivait. Yvette qui était aussi bonne maîtresse de maison, chez elle que sur son bateau, avait aussi préparé du café et en devisant sur les suites de cette journée si bien commencée, nous "cassions la croûte". Nous avions sacrifié au bain, en pleine mer et sans maillots - quel délice - avant de déjeuner. Si nous voyions que la mer ne se levait pas, nous changions de poste.

De fort beaux specimens !!!

Nous décidions d'aller alors vers la "Bordelaise" et pour cela rangions une fois de plus les lignes et allions nous installer près de ce rocher en pleine mer, qui avait autrefois l'allure d'un grand tonneau - une bordelaise - mais qui après avoir servi de cible aux aviateurs Américains en 1942 n'en avait plus que le nom. Ici, les fonds étaient étaient plus importants, et les poissons n'étaient plus des rasoirs mais du "blanc", des sars, des pagres, en un mot de la bonne prise. Mais c'était plus aléatoire. Rien ne nous décourageant, nous nous installions une autre fois, et c'était reparti. Les lignes plus longues, plus solides, formaient sur nos pieds quand nous les remontions, un tas qu'il ne fallait absolument pas embrouiller. Gare aux nœuds !!!. A chacune de débrouiller sa ligne si par hasard elle s'était emmêlée. Les prises étaient plus rares. Mais la patience étant la vertu première du pêcheur, nous insistions le plus longtemps que nous le pouvions. Et c'était une fête si nous attrapions un beau sar, ou un pagre de belle taille...

Nous commencions à ressentir les premiers indices d'une bonne fatigue et le soleil déclinant nous rangions - une fois de plus - le désordre qui régnait dans le bateau et repartions tranquillement vers la villa, nos lignes de traîne déroulées encore pour la dernière prise. Et, il n'était pas rare que nous attrapions au dernier moment une bonite, des maquereaux, ou, piètre consolation, une orphie, ou aiguille qui n'était bonne à rien. Une fois à terre, et la barque vidée, rincée, nettoyée - que de temps !!! - nous remontions le long escalier bâti sous la terrasse et, accueillies par Jean et tous les autres, nous racontions en buvant l'anisette, nos exploits de la journée. Le soleil était maintenant en train de plonger vers d'autres lieux son disque d'or glissait doucement dans le bleu marine qui devenait petit à petit plus foncé, et il nous est arrivé maintes fois, par des journées exceptionnelles de voir le rayon vert en formulant les vœux secrets du fond de notre cœur. Chaque journée de pêche ne se terminait pas vraiment toujours de la même façon et rien ne vient mieux expliquer les paniers vides que le texte charmant qu'a écrit un ami très cher, Jacques Huré. Je vous laisse le plaisir de lire les lignes qui suivent :

"Ce dimanche, la journée avait franchi le cap de midi dans un air lisse et qui scintillait depuis l'aube. Toute la côte était sous l'emprise du Sud et non de l'Est ou de l'Ouest. Chaque baie, chaque cap se découpait distinctement et la mer n'était plissée d'aucune vague; elle reflétait bien le bleu écru que l'œil savoure avec gourmandise.

Une barque approchait, venant du large. Elle ramenait ceux qui étaient parti à l'aube pêcher et dont on attendait de contempler le butin. Mais à peine la barque fut-elle hissée sur le sable que les pêcheurs - deux jeunes femmes - se jetèrent dans l'eau claire et fraîche. Ils fuyaient déjà la terre et ne voulaient connaître que la mer. Sur le sable, le panier presque vide de poissons attendait les commentaires.

Pour expliquer une pêche si médiocre, les avis s'additionnaient : pour les uns une pêche diurne est toujours vouée à l'échec...les fonds choisis étaient trop proches de la côte : pour d'autres, enfin pour certains, cette côte elle-même ne nourrit plus de poissons du tout."

Jacques Huré - Alger - Juillet/Novembre 1963


Jacques Huré nous a quitté. Mais perdure sa mémoire. Il fut un ami extrèmement cher, fidèle et sincère. Je ne pourrais jamais l'oublier.

Comment ne pas garder de ces images évoquées pour le plaisir de ceux qui s'y reconnaîtront, celui d'Yvette et le mien également, un souvenir merveilleux ? Tout ceci et bien d'autres choses encore est gravé dans notre mémoire. Se souvenir du passé, sans aucune amertume, mais au contraire avec douceur et lucidité, ne peut que faire du bien et je m'y emploie souvent.



Celui qu'on aurait voulu attraper !!!

Cette page est dédicacée à mon amie Yvette Taulo Gaquière. Elle m'a donné bien plus que son amitié : son affection. Présente dans tous les moments difficiles, elle savait consoler mais elle savait aussi partager tous les bonheurs. Elle n'est plus depuis le début de l'année 2015. Son souvenir perdurera toujours : je l'aimais beaucoup.



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